Le Ciné-Club 99

Vous n’accepteriez jamais d’être enfermé dans le noir pendant près de deux heures en compagnie de personnes dont vous ne savez rien, et sans aucun moyen de contacter vos proches. Alors pourquoi allez-vous encore au cinéma ?

Une salle de cinéma comme il en existe beaucoup d'autres

Nicolas P. est étudiant en troisième année d’école d’ingénieur. Le samedi 14 décembre 2013 à 9h00 très exactement, un vieil ami lui envoie un message. “Hey, ça fait longtemps, ça te dirait un ciné ? (au cas où t’aurais changé de portable, c'est Pierre-Alexandre)” Pierre-Alexandre T. était au lycée avec Nicolas P., ils étaient inséparables et partageaient aussi bien des parties de jeux vidéos que des réponses aux contrôles de math, mais peu d’amitiés sont invulnérables face aux résultats du Bac. Séparés par deux parcours universitaires différents, ils ont commencé par moins se voir, puis par moins se parler. Il n’y avait aucune méchanceté, aucune rivalité, leur amitié n’était même pas mourante, mais elle avait pris une autre forme. Une distance. Et comme aucun des deux garçons n’était doué pour faire le premier pas, ils pouvaient parfois passer des semaines voire des mois sans se croiser.

Alors, quand il reçoit le message de Pierre-Alexandre ce samedi 14 décembre, Nicolas saute sur l’occasion. Il avait éventuellement prévu de faire du ménage dans l’après-midi, mais ça peut attendre. De toute façon, du ménage dans 12m², c’est vite fait.

“Grave ! T’as des idées ?” répond Nicolas.
“Ils repassent Die Hard aux Halles à 14h15, t’en penses quoi ?”
“Ca fait plaisir ça ! VO ?”
“Oui”
“Parfait pour moi mec, rdv devant le ciné à 14h ! Verres après ?”
“Cool ! A tout à l’heure !”

Nicolas P. mange un peu, traîne sur Internet et se met en route. Il n’a évidemment pas vu le temps passer.

“Mec je vais avoir 10mn de retard” envoie-t-il à Pierre-Alexandre.

La réponse arrive à 14h13, alors que Nicolas P. monte l’escalator de l’UGC Ciné-Cité des Halles.

L'entrée de l'UGC des Halles
“Je suis très en retard, prends ta place et garde m’en une !”
“Tu vas réussir à me trouver ?”
“Oui, ne t’en fais pas”

Nicolas P. s’exécute, achète sa place sur une des bornes automatiques. Son ticket indique que la séance de 14h15 sera projetée dans la salle 99.

L’UGC Ciné-Cité des Halles à Paris est un des plus grands cinémas de France, voire d’Europe. Il faut être un ardent cinéphile pour prétendre connaître toutes ses salles, tous ses couloirs. Même la lecture des directions est compliquée. Nicolas P. ne trouve aucun panneau qui indique la salle 99. Il interpelle un agent d’accueil qui appelle un autre agent qui lui fait monter un escalier, le fait passer devant plusieurs autres salles, puis traverser un autre couloir avant qu’encore un autre agent d’accueil prenne le relai, composte son ticket et le fasse marcher quelques secondes jusqu’aux portes de sa séance.

C’est une petite salle. Elle ne peut accueillir qu’une centaine de personnes, grand maximum. Ils ne sont d’ailleurs qu’une petite quarantaine pour voir Die Hard. Pas étonnant, se dit Nicolas, il passe si souvent à la télé…

Les publicités commencent, Nicolas surveille la porte. Pierre-Alexandre n’est toujours pas là. Nicolas lui écrit plusieurs messages, mais son téléphone ne capte pas. Quand les dernières bande-annonces laissent place au film, Nicolas laisse tomber. Au pire, son ami prendra le film en route.

Ca fait longtemps qu’il n’a pas vu Die Hard, il est bien incapable de deviner ce qu’il va s’y passer. Si ça avait été Star Wars ou La Cité de la Peur, il aurait pu déclamer les dialogues en avance, mais devant Bruce Willis, les scènes ne lui reviennent qu'au fur et à mesure de leurs apparitions à l’écran. Il lui arrive de dire à haute-voix des “ah oui”, “ah mais bien sûr, je savais”. Des souvenirs immédiats qu’il aurait bien aimé partager avec Pierre-Alexandre.

Mais peu après la moitié du film, les scènes ne lui disent plus rien. Trois militaires entrent dans le Nakatomi Plazza pour aider John McClane et tombent nez-à-nez sur un terroriste masqué. A partir de cette scène, le public dans la salle commence à s’agiter, à réagir à voix haute. Les militaires empoignent le terroriste et l’enferment dans une pièce. Ils commencent à l’insulter, à le frapper, à l’humilier.

Nicolas P. ne se rappelle pas du tout de ce passage. Pire encore, il ne comprend plus l’histoire. Ce moment n’a aucun sens par rapport à ce qu’il s’est passé avant dans le film, et l’image elle-même semble avoir un grain légèrement différent de celui d’avant. Peut-être une version Director's Cut ?

Le couple de quadragénaires derrière lui éclate de rire devant cette scène de torture qui n’en finit pas. Gros plan sur un des militaires qui sort un hachoir, l’abat sur le poignet gauche du terroriste. Il y a du sang partout, le terroriste convulse. La quarantaine de personnes autour de Nicolas est hilare, applaudit de plus belle. Tandis que le deuxième militaire sort un tire-bouchon de son treillis, le troisième se dirige vers le terroriste, lui retire son masque et révèle...

Pierre-Alexandre.

Baillonné. En larmes. Ses traits déchirés sous des cris qui n’arrivent pas à sortir.

Alors que la salle applaudit si fort qu’elle étouffe le son du film, Nicolas P. se lève de son siège. Au moment de se précipiter vers la sortie, il sent deux main sur ses épaules. Deux mains puissantes qui le forcent à se rasseoir.

Et une piqure dans le cou.

Popcorn écrasé par terre
~

Alice B. est étudiante en troisième année de communication. Le samedi 21 décembre 2013 à 9h00 très exactement, un vieil ami lui envoie un message. “Hey, ça fait longtemps, ça te dirait un ciné ? (au cas où t’aurais changé de portable, c'est Nicolas)"



Commentaires

  1. toute façon le cinéma c'est trop cher

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  2. Waw la fin elle juste génial je m'attendais pas ça ces génial et ces bien écrit !!

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  3. Courte mais saisissante ! Super travail d'écriture =)

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