Les cris du Mont Saint-Michel

Peu de gens savent que le Mont Saint-Michel s'appelait “le Mont Tombe” jusqu’en l’an 709. Peu de gens savent aussi que sous l’Abbaye se cachent une église millénaire ainsi qu’une nécropole.

Le Mont Saint-Michel de nuit

En 1995, la France lance une grande opération d’aménagement du Mont Saint-Michel, un projet ambitieux qui doit passer par une longue phase d’enquêtes de terrain et de consultation publique. A cette époque, Myriam T. est co-gérante du café-bar « Les Trois-mâts », au bord de la route qui mène au Mont. Une des dernières haltes pour les touristes et un point de ralliement pour les experts qui s’y détendent en fin de journée. Myriam est connue du voisinage comme une des plus grandes gueules de la région. Elle a tendance à se mêler de ce qui ne la regarde pas, et à partager volontiers une bolée avec ses clients en échange des derniers ragots. Elle est aussi caractérielle qu’attachée à son terroir. Elle connaît l’histoire du Mont Saint-Michel par cœur.

En décembre 1995, une équipe de géomètre se retrouve au café Les Trois-mâts et parlent de leur travail. Ils sont chargés de calculer la densité du Mont pour anticiper son enfoncement dans les sables de la baie. Le verbiage technique n’intéresse pas Myriam, mais la discussion avance. Un des géomètres raconte qu’il est resté tard la veille. Qu’il a descendu la rue principale, et qu’il a entendu des cris étouffés. Des paroles inintelligibles. Sûrement un couple en train de régler quelques problèmes. Il raconte cette histoire sur le ton du ragot, de la rumeur, mais Myriam T. est méfiante.

Le lendemain, les trois géomètres reviennent, et c’est un des collègues du premier qui vient appuyer son histoire : lui aussi est resté tard hier, et il a aussi entendu des cris. Les paroles, en revanches, n’étaient pas inintelligibles.

Elles appelaient à l’aide.

Les deux hommes comparent leurs versions et découvrent d’étranges coïncidences : ces voix ne se sont pas levées au même endroit. Pour l’un, elles venaient d’un des restaurants; pour l’autre, de l’abbaye. Mais dans les deux cas, ces voix se sont levées à 00h13 très exactement.

Pour Myriam, c’est une coïncidence de trop. Le Mont lui cache des choses qu’elle va élucider en personne.

Une rue du Mont Saint-Michel la nuit

Il est près de minuit lorsqu’elle quitte son café. La commune est déserte. A quelques centaines de mètres, les lumières du Mont enflamment la nuit. La mer est basse. Les conditions sont trop bonnes pour que Myriam T. n’aille rendre visite au rocher. Elle traverse sans inquiétude et ne doit ruser que pour passer la grande porte du Mont, fermée après 20h, mais elle connaît sa géographie. Elle passe par un portillon dérobé sur le flanc Est qui donne directement sur le village. Une fois dedans, Myriam arpente les rues désertes et commence à descendre jusqu’à l’entrée principale.

Il est 00h09.

Myriam T. n’est pas confiante, mais elle s'assoit et attend. Elle n’exclut pas que les deux géomètres n’aient rien entendu d’autres qu’une bourrasque de vent s’engouffrer dans le rocher que leur imagination ait interprété les sons comme de véritables mots. La nuit, le Mont Saint-Michel est un spectre titanesque, sombre, menaçant. Et malgré toute notre capacité à rester rationnel, à faire taire des craintes enfantines, il y a toujours un fragment de notre âme qui a peur du noir.

00h11. Puis 00h12.

Puis 00h13.

Rien.

Pas la moindre voix. Rien qui ne vient troubler les vrombissements de la mer quelques mètres plus bas.

A 00h14, Myriam T. reprend sa respiration, se lève et retourne vers le portillon sur le flanc Est.

A 00h15, elle s’apprête à le pousser.

Et à 00h16, une voix se lève.

Non, pas une voix. Plutôt des larmes. Des sanglots étouffés. Juste derrière Myriam. Elle se retourne brusquement, détaille la rue.

Et les pleurs sont toujours derrière elle.

Comme s’ils s’étaient tournés derrière sa tête. Myriam est terrorisée, mais elle ne veut pas se laisser avoir par une hallucination auditive. Elle descend la rue principale, et à mesure qu’elle avance, les larmes qui étaient derrière elle se rapprochent. Dans son dos, la voix est de plus en plus nette. De plus en plus intelligible. Comme si elle n’était plus qu’à quelques mètres de sa nuque. Myriam n’arrête pas de se retourner par réflexe, elle veut voir d’où vient la voix, mais la voix tourne en même temps que sa tête. Myriam ne pourra jamais y faire face.

Alors elle avance lentement, péniblement. Les sanglots sont si proches maintenant qu’elle pourrait presque sentir une respiration dans son cou. Quelques mètres de plus. Ils sont sur son épaule.

Quelques mètres encore.

Ils sont dans son oreille.

Et elle ne peut plus les ignorer maintenant.

Ce sont des dizaines et des dizaines de voix, de gémissements, de tremblements, de désespoirs, de bruits de chaîne et de poings jetés sur les murs... joints dans un concert agonisant. Myriam T. n’a pas la force de faire un pas de plus. Elle est persuadée qu’elle va s’évanouir. Des nausées commencent à monter.

C’est à ce moment là qu’elle remarque une porte. Une porte en bois et en métal qu’elle n’a jamais vue auparavant. Des toilettes ? Myriam se jette dessus, la pousse de toutes ses forces.

Et les voix se taisent.

Derrière la porte, pas de toilettes, pas de placard ni de local technique mais un couloir qui s’enfonce à perte de vue dans le rocher. Myriam le suit. Curieusement, plus elle avance, plus ses pas semblent résonner. Quelques mètres plus loin, la gérante des Trois-mâts comprend pourquoi.

C’est une crypte gigantesque, vide et si vaste qu’elle pourrait contenir un avion. Les pierres sont anciennes, les autels ont été érodés par le temps et l’air marin. Partout dans la nef, des bougies inondent les ténèbres d’une lueur tamisée préoccupante. Un clic. Un vieux tourne-disque qui se met en route. Une musique des années 30 envahit la crypte. Les ombres des colonnes dansent contre les murs. Les sanglots du Mont Saint-Michel se sont éteints et, au loin, un claquement fait trembler les murs.

La porte s’est refermée.

Une à une, les bougies s’éteignent.

Notre-Dame-Sous-Terre, par laquelle Myriam T. est probablement passée
~

Nul ne sait ce qui est arrivé à Myriam T. depuis ce jour. Personne ne l’a jamais revue. Seule une lettre manuscrite gribouillée à la hâte viendra expliquer qu’elle voulait changer d’air et voir le sud. Pour les habitués, ça n’a aucun sens, mais c’est trop tard. Le 23 décembre, le café bar du Trois-mâts ferme ses portes. Le même jour, d’importants travaux d’entretien prennent place dans le village du Mont Saint-Michel. Certains aménagements ont été réalisés pour “faciliter l’expérience des touristes”. Quelques portes ont pu être déplacées au cours de ce processus.

La prochaine fois que vous allez au Mont Saint-Michel, ne restez pas trop tard. A moins que vous soyez nostalgique du café des Trois-mâts et que vous vouliez entendre la voix de Myriam T., auquel cas vous devrez attendre un moment.

Au moins jusqu’à 00h16.

Le mot de Myriam T.

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