Les douves du Château de Nantes

La curiosité n'est pas un vilain défaut. Mais poussez la mauvaise porte, et elle sera peut-être à la source de votre plus grand regret.

Yves S. est un agent immobilier qui vit à Herbignac, à une demi-heure de Saint-Nazaire. Avec lui, sa femme de huit ans de mariage, Mélanie, et leur trois enfants, Nicolas, 9 ans, Emma, 7 ans, et Amélie, 3 ans. Ce dimanche 8 février 2004, après une longue matinée en pyjama à supporter les dessins animés et à ne plus savoir si ce repas était un petit déjeuner, ou un déjeuner, ou les deux à la fois (“On dira que c’est un brunch”), Mélanie S. propose à son mari de prendre la voiture et partir à Nantes pour se promener en ville. L’occasion de digérer les tartines de Nutella trop nombreuses et d’avoir une bonne excuse pour payer une tournée de chocolat chaud à tout le monde avant de reprendre l’école.

Sur la route, les enfants s’effondrent. Nicolas aimerait voir un film, mais Mélanie propose plutôt une visite au château. Pensant qu’elle y trouvera des princesses et des souris géantes qui parlent, Emma se réjouit et valide, très fort, l’idée de sa mère. Amélie n’a pas tout compris mais n’a pas l’air de s’y opposer, Yves profite de cet instant de calme qui sera brisé à la seconde même où il faudra demander aux enfants de ranger leur chambre avant de faire leurs devoirs et s’aligne. Le peuple a donc parlé : la famille S. ira visiter le château des Ducs de Bretagne.


Après avoir lutté de longues minutes pour trouver une place, ils arrivent place de la Duchesse Anne, devant le château, et se mettent en route pour la visite. Chaque pas en direction du vieux monument est une déception en plus pour Emma qui réalise, lentement mais sûrement, qu’elle n’y trouvera ni Cendrillon, ni Blanche-Neige, ni Space Mountain. Pire encore, la visite guidée à laquelle souscrivent ses parents est interminable. Amélie reste collée à sa mère, mais Nicolas et Emma profitent des couloirs et des pièces reconstituées pour se cacher, se chercher et éventuellement se taper dessus. Yves et Mélanie, de leur côté, redoublent d’effort pour montrer qu’ils sont attentifs aux explications du guide tout en veillant à ce que leur progéniture ne casse pas de vaisselle d’époque.

Quarante-cinq longues minutes plus tard, la visite guidée s’achève. Les parents soufflent, les enfants se lâchent et se défoulent. Pendant qu’ils brûlent un trop plein d’énergie, Mélanie rappelle la promesse d’un chocolat chaud. La famille se rassemble, tout le monde se calme progressivement et se dirige vers les ponts qui traversent les douves pour retrouver la ville.

Soudain, quelque chose capte le regard de Yves. Il propose à sa femme et à ses enfants de continuer, il va les rejoindre, il a repéré une grille à quelques mètres et voudrait la voir de plus près. Mélanie l’encourage. Son mari aime se laisser distraire par des curiosités qui n’intéressent que lui.

Le chateau des Ducs de Bretagne et un étrange passage

Yves marche quelques secondes et tombe sur une petite porte encastrée dans les murs du château. Derrière, il devine un autre chemin mal entretenu, envahi par des mauvaises herbes. Yves est suspicieux. Cette voie entre deux hauts murs ressemble à d’anciennes douves, et il n’y a après tout rien d’extraordinaire à ce qu’une partie du château soit interdite au public. Seulement, la grille n’est pas verrouillée. Yves la pousse, jette un rapide regard autour de lui pour s’assurer qu’aucun garde ne le repère, et s’engouffre dans ces douves laissées en friche.

Vingt minutes plus tard, Mélanie commence à s’impatienter. Elle essaye de prendre la direction de son mari mais ne trouve pas de grille. Inquiète, ses trois enfants sous le bras, elle se dirige vers l’accueil du château, lui explique la situation, demande où se trouve cette fameuse grille.

La réponse de l’hôtesse lui glace le sang.

Il n’y a pas de grille.

Quelques agents de sécurité et membres du personnel sont dépêchés pour aller à la recherche de Yves S. qui ne peut pas être bien loin. En vain. Après plus d’une heure de battue, Yves est introuvable.

A la nuit tombée, le personnel du château des Ducs de Bretagne invite Mélanie S. à contacter la gendarmerie et signaler la disparition de son mari. Les enfants ne comprennent pas ce qu’il se passe, et leur mère passe en revue les raisons qui auraient pu le pousser à disparaître aussi vite. Les théories fusent dans sa tête, mais elle est trop triste pour être en colère, trop désespérée pour être pragmatique. Puis, il faut rentrer. Prendre la voiture à quatre, accepter un siège vide sans raison, sans explication, sans logique. Encaisser les questions des enfants. Laisser passer chaque trop lourd battement de cœur avec l’espoir qu’à toute seconde il sera là, de retour, qu’il n’a pas disparu, qu’il va revenir, qu’il est peut-être déjà là ou au moins en route parce qu’il n’avait aucune raison de les abandonner.

La première nuit apporte la première absence. Et toutes les autres derrière l’imitent. Le manque qui avait la taille et la silhouette de Yves S. devient plus flou. La plaie se mue en meuble et chaque minute de chaque heure de chaque jour est un pas de plus dans un deuil qui n’apaise aucune souffrance.

Un jour de colère sombre, Mélanie S. a pensé porter plainte contre le château et contre la ville de Nantes. Des avocats, des politiques et des hommes en costume ont pris rendez-vous avec elle pour l’en dissuader. Deux semaines plus tard, le château des Ducs de Bretagne allait en partie fermer ses portes pour trois ans de travaux. A part Yves S., aucun cas de disparition ne fut à souligner.

Les épreuves que Mélanie et les enfants S. traversèrent en 2004 sont une tragédie dont ils ne pouvaient parler à personne tant le besoin de rationaliser cette disparition entraînait, chez leusr proches, une effervescence de théories souvent absurdes et parfois violentes pour la famille. La disparition d’Yves S. était un fait-divers, le fait-divers se changea en rumeur et la rumeur en murmures. Et sous la cicatrice, une douleur indélébile.

Le 7 novembre 2005, plus d’un an après la disparition, un facteur s’arrête devant la boite aux lettres des S., prend une seconde pour s'assurer qu'il est au bon endroit et dépose une enveloppe mal étiquetée, mal affranchie aussi. Le soir même, Mélanie S. la découvre, la lit, s’isole dans sa chambre quelques minutes. Nicolas, Emma et Amélie perçoivent une détresse chez leur mère, et bien qu’ils l’aient déjà vue en proie au désespoir, ils sentent que quelque chose est différent. Ce ne sont pas les mêmes larmes. Amélie frappe à la porte, sa mère l'ouvre aussitôt. Mélanie S. essuie son visage, demande aux enfants de mettre leurs chaussures, de prendre leur manteau et de monter dans la voiture. Les devoirs peuvent attendre.

Contre le cœur de Mélanie, une lettre, manuscrite, poussiéreuse. Une tâche de sang dans un coin. L’inscription “N°462” dans un autre.

“Mélanie, Nicolas, Emma, Amélie,

Vous me manquez plus que tout.

J’espère que cette lettre vous parviendra. Je vais bien ! Lorsque je vous ai quittés, j’ai découvert des douves intérieures que je n’avais jamais vues au château. J’ai voulu m’y aventurer, et lorsque j’en suis revenu, Nantes était vide. Nantes est toujours vide. Je vois les bâtiments changer, s’allumer, s’éteindre selon les heures du jour, j’entends des portes claquer et des voitures rouler et même parfois, en tendant l’oreille, des rires oui des cris, mais il n’y a rien. Pas une âme. Pas une seule trace de vie. La vérité, c’est que je ne sais pas où je suis.”

Mélanie allume le moteur. Depuis quelques mois, Nicolas a le droit de s’asseoir sur le siège de devant. Il lève les yeux vers ceux de sa mère, encore inondés.

“Je pense à vous chaque jour. Lorsque je perçois des mots, j’imagine que ce sont les vôtres. Je vous imagine grandir sans moi et ça me brise le cœur autant que ça me rend heureux. Je vais tout faire pour que cette lettre vous arrive. Tant que je serai en vie, chaque jour, je tenterai ma chance, parce que je veux que vous sachiez combien je vous aime, combien je regrette de ne pas vous l’avoir suffisamment dit et combien tout ça n’aurait jamais dû attendre une visite des douves”

Il est plus de 20h, et pourtant il y a du monde sur la route. La lumière des phares éblouit les larmes de Mélanie S. qui a du mal à ne pas conduire pied au plancher.

“Nicolas, deux anniversaires et un Noël ont passé désormais. J’espère que tu n’as toujours pas de téléphone portable, mais j’espère aussi que tu as réussi à marquer autant de buts que tu voulais. T'es le plus fort, je te l'ai toujours dit !

Emma, si mes calculs sont exacts, à l’heure où j’écris ces lignes, tu dois être en train d’apprendre le passé simple. Et si tu tiens de ton père pour la grammaire, ça sera une des épreuves les plus difficiles de toute ta vie, mais tu t’en sortiras brillamment. J’ai confiance en toi.

Amélie, je regrette de ne pas être là pour te serrer dans mes bras. J’ai envie d’être un père dont tu pourrais avoir honte plus tard. J'espère que ton grand frère et ta grande sœur te raconteront les pires souvenirs qu'ils ont de moi et qu'ils en feront trop.

Mélanie, tu me manques. Nos engueulades bêtes me manquent. Cette nuit, j’ai rêvé que tu n’étais pas d’accord avec mon choix de papier-peint pour la buanderie. C’est idiot, mais c’est toi. Je t’aime tellement.”

Mélanie se gare près de la place de la Duchesse Anne, fait descendre ses enfants. Elle s’arrête près d’un parterre, arrache une fleur, et marche en direction du château.

“Si par miracle cette lettre vous parvient, rendez-vous au château, avant les douves, les vraies, cette fois. Cueillez une fleur, mettez-la dans l’eau et faites-la flotter. Je saurai que c’est vous. Et si je sais que c’est vous, alors mes journées seront moins seules, et vous saurez que je suis un peu avec vous aussi.”

Emma cueille une fleur de son côté aussi. Nicolas l’imite, et en prend une deuxième pour Amélie.

“Je vous aime”

Quatre fleurs prennent le large.

“Yves”

Depuis ce jour, la famille S. a recommencé à vivre. Aujourd’hui, ils ne racontent plus leur histoire, mais la prochaine fois que vous visitez le château des Ducs de Bretagne, observez bien les douves. Si vous voyez des fleurs flotter à la surface, c’est que vous avez raté, de quelques minutes à peine, une réunion de famille.

Une fleur sur l'eau.

Commentaires

  1. je m'attendais à une lettre du passé tel un Rory... c'est encore plus triste :(

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  2. J'ai pleuré. C'était très émouvant.

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  3. J'suis Nantais Et très familier avec le château Des ducs De Bretagne et vraiment, Je ne manquerai pas de voir ça

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